"Ma Nationale 10 à moi" de L. Lainé

Ma Nationale 10 à moi.......

 

En 1953, j’avais tout juste 10 ans et j’entrais en sixième, ma sœur Catherine en avait 7 et elle entrait en neuvième, comme on disait alors. Nous habitions à Paris. Mon père était un cadre supérieur de la S.N.C.F. et ma mère femme au foyer, ce qui était la situation la plus fréquente à l'époque.

Cette année 1953 fut une année qui marqua les esprits en France: ce fut l’année où certains Français obtinrent une troisième semaine de congés payés annuels. Elle marqua le début d’un exode estival qui ne s’est jamais démenti ensuite et qui lança sur les routes des millions de Français, au volant de leurs voitures nouvellement acquises, et une nouvelle augmentation du trafic ferroviaire, cette fois au profit des moins favorisés qui restaient dépourvus de la précieuse automobile. On était à l'entrée des « Trente Glorieuses ». 

Jusque là, nos parents avaient essayé chaque été de nouvelles régions, par curiosité touristique et par recherche hypothétique d’un climat qui nous serait salutaire, notamment à moi qui avais été jusque là si souvent malade et chétif, et qui mangeait si peu. L’hiver 1953-1954, après ces premières vacances à Ronce-les-Bains, en Charente Maritime, près de Royan et en face de l'Ile d'Oléron, fut le  premier hiver où je n’eus pas de maladie infectieuse et où je me mis à dévorer. Nos parents avaient découvert le Paradis ! Août 1953 fut le début de la « Saga Roncoise » de la famille, qui n’est pas terminée à ce jour, du moins pour ma sœur Catherine. J'ai une pensée émue pour mon confrère, le Docteur Brochard, qui a donné son nom à la Place, et qui fut le premier, autour de 1900, à vanter publiquement les vertus du climat ronçois.

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Entièrement reconstruite dans les années 1950, Royan devient une station balnéaire particulièrement prisée. Depuis Paris, on la rejoint par la Nationale 10 puis, après Poitiers par la Nationale 11 jusqu'à Rochefort ou plus directement par la Nationale 150. Collection L. Carré.

Le choix de Ronce fut plus ou moins le fruit du hasard. Notre père avait  envie de revoir le département où il avait fait ses débuts professionnels à la S.N.C.F, car il avait travaillé brièvement à Saintes, et où il avait passé des vacances familiales quand il était encore enfant, à Saint Palais près de Royan. Pendant l'été 2015, passé à Royan, j'ai pensé à eux en dégustant une nouvelle fois une « Tarte aux Prunes » à Saint-Georges-de-Didonne, dont j'avais tant entendu parler.

Cap sur l'Atlantique... ou le Pacifique !

Le départ en vacances constituait alors, dans les Années 50, pour plusieurs millions de français, un événement capital de l’année. Notre père venait d'acheter sa première voiture, au début de l'année 1953. Fanatique des chemins de fer, il avait longtemps résisté et il n'avait cédé qu'en raison des sarcasmes de sa belle mère, ma grand-mère maternelle, qui ne manquait jamais de lui dire « qu'un homme de sa condition devait avoir une automobile » ! Il hésita longuement entre la Peugeot 203 et la Simca Aronde, pour se décider finalement pour la seconde, en raison de ses délais de livraison un peu plus courts, qui se chiffraient en mois. Notre départ en vacances, le 1er aout 1953, fut son premier long parcours......sur la Nationale 10 ! Il n'aimait pas conduire, il ne le faisait pas bien et, au volant, lui si calme et pondéré, si bien élevé, devenait une sorte de psychopathe hargneux…

Caravane 1Peut-être de retour de Ronce-les-bains, cette Aronde fait le plein à la pompe Total du relais "La Caravane" à La-Celle-Saint-Avant entre Châtellerault et Sainte-Maure-de-Touraine. Le relais est toujours en activité aujourd'hui. Collection Th. Dubois.

En cette première moitié des années 1950, un départ en vacances se préparait plusieurs semaines à l’avance et ressemblait un peu aux préparatifs auxquels devaient se livrer les émigrants du temps de la ruée vers l’Ouest en Amérique du Nord au XIXe siècle, ou, plus tard, de l'autre ruée vers l'Ouest par la célèbre Route 66,qui va de Chicago à Los Angeles. J'ai eu la chance de la parcourir, sur une petite partie en 2008, dans l'Arizona, avec une halte au célébrissime Bagdad Café, dans le Sud californien, près de la frontière mexicaine. La Route Nationale 10 est un peu pour moi la Route 66 des Américains, la « Mother Road » à laquelle ils vouent une admiration sans bornes.

On est (quand même) heureux Nationale 10 !

Je me souvins avec une grande nostalgie de cette époque ou un voyage de cinq cents kilomètres sur les routes ressemblait à une expédition au bout du monde. Il ne fallait rien oublier car on allait en location et on n’était jamais sûr de ce qu’on y trouverait, il fallait tout prévoir.

D’autre part, les autoroutes n’existaient pratiquement pas en France. Charles Trenet a chanté la « Nationale7 » pour célébrer la ruée vers la Méditerranée, mais vers l’Atlantique, ce n’était pas plus brillant. Au tout début de l’aventure ronçoise de la Famille, il fallait emprunter les quelques kilomètres de l’autoroute de l’Ouest existants, après avoir parcouru le tunnel de Saint Cloud, jusqu'à Trappes seulement, pour rejoindre la Nationale 10 et passer par Chartres, Vendôme, Tours, Châtellerault, Poitiers et Saintes. Je crois que je pourrais encore égrener les villes et beaucoup des villages qu’on traversait, tant la musique de leurs noms garde pour moi le caractère enchanteur des départs vers Ronce-les-Bains. J'ai fait mon service militaire en 1970, médecin appelé du 501e Régiment de chars de combats, alors stationné à Rambouillet, où j'accédais depuis mon domicile par la Nationale 10.

78008 2Jonction entre la Nationale 10 (au centre) et l'autoroute de l'Ouest (en haut à gauche) aux Quatre Pavés du Roi entre Saint-Cyr-l'Ecole et Trappes. Source: archives municipales de Trappes.

La veille du départ, il fallait se coucher tôt pour être frais et dispos pour aborder la route, après avoir chargé le coffre et la banquette arrière de la voiture en n’y laissant qu’un espace réduit pour ma sœur et moi, qui devions voyager coincés entre des sacs d’affaires diverses. Il y avait cinq cents kilomètres et la route était presque exclusivement à deux voies, rarement à trois en devenant meurtrière avec ses chocs fronteaux possibles: des automobilistes des deux bords, impatients de doubler, risquaient de se percuter de plein fouet. Il fallait pratiquement la journée pour couvrir le trajet. Il y avait moins de voitures que maintenant mais l’état des routes était responsable d’encombrements et de bouchons interminables. Je me souviens qu’on s’arrêtait souvent en rase campagne et que les automobilistes descendaient carrément sur le bas coté pour se dégourdir les jambes. Le trajet était jalonné de bouchons historiques, comme ceux de Vendôme et son pont couvert, de Montbazon et de Sainte-Maure-de-Touraine.

005 1Reconstitution de l'embouteillage de Sainte-Maure-de-Touraine en septembre 2015 lors de la seconde édition de "Ça bouchonne sur la 10 !". Collection L. Carré.

On déjeunait d’un sandwich et, pour ce faire, il fallait se ravitailler dans les boulangeries et les charcuteries des villages situés le long de la route. Lorsque je mange maintenant un sandwich au jambon et aux cornichons, je pense encore à ces départs en vacances de l’époque et je crois en retrouver le goût. Les automobilistes se garaient ensuite librement, en rase campagne, à cheval sur la route et le bas-côté, pour déjeuner, capot de la voiture ouvert « pour l'aérer », et on se parlait joyeusement, de famille voisine en famille voisine : C'était ça, les « Trente Glorieuses »: on partait en vacances et on était heureux. C'est un bon vieux temps foudroyé. Les restaurants de bord de route étaient rares et chers.

86024129 juin 1960, casse-croûte sur la Nationale 150 entre Lusignan (Vienne) et Melle (Deux-Sèvres) pour ces parisiens. Après avoir emprunté la Nationale 10 jusqu'au sud de Poitiers la petite Renault 4 CV ne quittera plus la N 150 jusqu'à Royan. Collection L. Carré.

Je me souviens de ces voitures tirant une caravane, de ces camions et de ces tracteurs agricoles qui gravissaient lentement les côtes en accumulant les voitures derrière eux. Et puis des ravitaillements en carburant, car les voitures de l'époque consommaient plus que maintenant et leurs réservoirs étaient plus petits. Un pompiste en uniforme de sa marque faisait «  le plein » avec le sourire, vérifiait les niveaux d'huile et d'eau, et nettoyait, avec une raclette et un chiffon, le pare-brise englué de cadavres d'insectes, car ils étaient nettement moins inclinés que ne nos jours. Il existait d'ailleurs un accessoire pittoresque : une plaquette rectangulaire, en matériau transparent, fixé au dessus de l'avant du capot, qui était censé écarter ces satanées bestioles.

Chartres......la Place des Epars. Mon Père a trouvé une déviation pour l'éviter : il virait à gauche, quelques centaines de mètres avant l'entrée dans la ville. En approchant de Chartres, notre Père récitait Charles Peguy : «  Tour de David, voici votre Tour beauceronne / C'est l'épi le plus dur qui soit jamais monté / vers un ciel de clémence et de sérénité / et le plus beau fleuron de votre Couronne ». Je m'en souviens encore, plus de 50 ans plus tard.

 

Chartres 01La place des Epars à Chartres, passage obligé entre Paris et Royan jusqu'en 1970, date de l'ouverture de la déviation de la capitale beauceronne. Collection L. Carré.

Tours, se relevait des destructions de la guerre: la Nationale 10 virait à gauche pour traverser la ville......avec la Loire en bas. Je crois qu'on appelait cette voie " La Tranchée". Châtellerault avec son immense base militaire américaine avant la traversée de la ville, à droite en venant de Paris, et ces GI’s débonnaires au volant de gigantesques camions. Poitiers, qu'on contournait déjà plus ou moins à l'époque, avant de quitter la Nationale 10 à Croutelle, pour plonger vers Saint-Jean-d’Angély, où on s'arrêtait pour acheter ses illustres macarons.......C'est à Croutelle qu'on abandonnait la Nationale 10.

860239 1La bifurcation entre les deux nationales en 1958. La RN 10 traverse encore l'étroit village de Croutelle avant de gravir la rampe de la Mothe et de se scinder, donnant naissance à la RN 11 qui se dirige au sud-ouest vers Niort et Rochefort. Les travaux du contournement de Croutelle battent alors leur plein, la déviation sera ouverte l'année suivante. Source cliché: IGN.

L’autoroute « l’Aquitaine » s’est construite progressivement  bien plus tard au fil des années et a commencé par un tronçon entre Paris et Orléans, ce qui a modifié l’itinéraire. Il y a eu ensuite, sans que je sois sûr de la chronologie, Tours-Châtellerault, puis Châtellerault-Poitiers, et enfin pour finir Orléans-Tours, ce qui n’était pas d’une logique extrême.

Quelques événements inoubliables...

En Juin 1961, je venais d'avoir 18 ans et mon bac deux jours plus tard. Notre père est mort le 2 Juillet 1961, à 52 ans, et son enterrement eu lieu deux jours plus tard. J'avais pris des leçons de conduite à Ronce-les-Bains, pendant les vacances de Pâques. Après l'enterrement de mon père, je suis parti par le train passer mon permis de conduire à Royan. C'était une formalité à l'époque. Je suis revenu par le train et j'ai pris le volant, avec un permis datant de trois ou quatre jours, de la Citroën ID 19 paternelle. J'ai parcouru les 330 kilomètres de la Nationale 10 et les 200 suivants vers Saintes et Ronce-les-Bains, en emmenant ma mère et ma sœur......Le tout d'une traite, pieds nus pour mieux « sentir les pédales » avec un permis de conduire d'une semaine, obtenu sur une Renault Dauphine !

860101 1Une ID 19 en route vers Paris traverse la Creuse entre Port-de-Piles et La-Celle-Saint-Avant. Elle passe par la même occasion de la Vienne en Indre-et-Loire. Collection L. Carré.

Et aussi le départ en vacances de l'été 1975. J'exerçais la médecine générale depuis 1972 en banlieue parisienne. Mon épouse et moi avons réalisé un rêve: avoir un bateau à moteur. Nous avons acheté un Cabin Cruiser de 5,50 mètres de la marque Rocca, dont l'usine se trouvait à l'époque à Vitry (94), qu'il a fallu emporter à Ronce-les-Bains ! Il a fallu l'emmener sur sa remorque, attelée au Coupé Ford Granada que nous avions à l'époque. L'autoroute venait d'être ouverte entre Paris et Tours, par Orléans, et ce fut relativement facile. Mais après ce fut la Nationale 10 de Tours à Poitiers, de nuit.......une épopée inoubliable......

Rest10De 1974 à 1977, l'autoroute A 10 s'achève à Chambray-les-Tours avant de se connecter à la Nationale 10 à la hauteur du Restoroute. Source: A.D. 37

De 1953 à 1980, pendant vingt sept années consécutives, je suis parti en vacances (été et petites vacances pendant la période scolaire, été et parfois Pâques ensuite) à Ronce-les-Bains, par la Nationale 10, puis par l'Autoroute A 10. J'y ai connu sur la plage mon épouse Monique, tragiquement disparue en 1995, que j'ai épousée à Cognac, dont elle était originaire, et dont les parents possédaient eux aussi une villa à Ronce-les-Bains.

C'est peu de dire que cette Route Nationale 10, ma «  Mother of the Roads » à moi, tient une grande place dans mon cœur

En 1981, rebutée par la longueur du trajet, mon épouse voulut que nous nous rapprochions de notre domicile, dans le Val-de-Marne, afin de profiter des vacances et des week-ends en bord de mer, et nous achetâmes une résidence secondaire à Cabourg, sur la Cote Fleurie normande, près de Deauville. Ce fut alors l'Autoroute A 13 et, pour les retours encombrés, l'antique Nationale 13, par Lisieux et Evreux, qui rappelle parfois notre chère Nationale 10.....Mais la Normandie ne m'a pas laissé le dixième des souvenirs de la Charente Maritime !

Pour moi, vieux médecin généraliste débordé, toujours à la tâche à 72 ans et 72 heures de présence par semaine, gérant une des plus grosses patientèles du département, la Nationale 10 est entrée depuis longtemps dans mon Panthéon des « Trente Glorieuses », ces trois décennies que j'ai vécues à pleins poumons et que je regrette tant.

Docteur Laurent LAINÉ

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